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Titel
De la révolution féministe à la constitution.


Autor(en)
Kiani, Sarah
Erschienen
Lausanne 2019: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
286 S.
Preis
€ 26,00
von
Piguet Laure

L’ouvrage de Sarah Kiani, De la révolution féministe à la Constitution, fait partie de ces rares livres scientifiques qui provoquent successivement intérêt, admiration, émotion et agacement; ce dernier sentiment n’étant déclenché que par les évènements racontés. Issu de son travail de thèse, il s’attèle à retracer le rôle du mouvement des femmes de Suisse sur les politiques fédérales en matière d’égalité hommes-femmes entre 1975 et 1995. Comme le titre le suggère, l’autrice s’intéresse avant tout à l’impact de certaines actions non conventionnelles portées par des groupes non institutionnalisés (révolution féministe) sur les procédés législatifs (Constitution). Fondée sur un riche corpus de sources mélangeant documents officiels, articles de presse, lettres et entretiens, l’analyse est structurée par l’utilisation de concepts de la science politique et de la sociologie (théorie des mouvements sociaux, notion de champ).

Après un bref chapitre revenant sur l’histoire des mouvements des femmes en Suisse, le livre aborde une première période qui s’étend de la conception de l’initiative destinée à inscrire l’égalité professionnelle et familiale entre les sexes dans la Constitution (le futur article 4 bis) à son adoption le 14 juin 1981. Lancée en 1975, la campagne pour l’initiative se base, entre autres, sur des idées plus anciennes (égalité salariale) et de nouvelles opportunités (volonté de mieux s’intégrer dans l’économie internationale) que l’autrice retrace dans une première sous-partie. Elle explore ensuite la constitution de ce mouvement social, en réussissant le tour de force d’en transmettre le caractère instable et parfois accidentel. Elle montre alors, et c’est un des points les plus intéressants de cet ouvrage, des imbrications entre les «vagues» féministes et des familles idéologiques (libéralisme et socialisme) plus fréquentes et plus complexes que la littérature ne l’a jusqu’ici soutenu. Cette première partie se termine sur le constat de l’influence du nouveau mouvement des femmes (MLF, puis féministes marxistes) sur la politique officielle grâce à l’utilisation d’un répertoire d’actions renouvelé (contestations variées dans l’espace public et usage du droit d’initiative); influence marquée par la domination d’une conception de l’égalité alors portée par les féministes marxistes, celle de l’égalité salariale.

La deuxième période porte sur les stratégies adoptées par le mouvement des femmes pour que soit mise en pratique l’égalité professionnelle et familiale nouvellement reconnue par la Constitution. L’autrice introduit les groupes qui se créent à la suite de l’adoption de l’article 4 bis afin de passer «de l’égalité formelle à une égalité de fait» (p. 134). Vient ensuite l’examen des différentes stratégies mises en place: initiatives parlementaires, création de bureaux de l’égalité cantonaux, travail syndical, activisme au sein du Parti socialiste, le tout couronné par une analyse très poussée de la grève des femmes du 14 juin 1991. Se dessine alors, sur cette période, un champ où prédomine les féministes socialistes et marxistes, ce qui met au centre la question de l’égalité professionnelle (et surtout salariale) et des moyens d’action renouvelés (la grève), mais, comme le souligne l’autrice, ce groupe est loin d’être homogène, partagé entre membres de la gauche traditionnelle et d’autres de la Nouvelle gauche (MLF, entre autres).

La troisième période traite de l’après-grève jusqu’à l’adoption de la loi sur l’égalité (LEg) le 24 mars 1995, avec l’objectif de comprendre pourquoi et par qui les thématiques féministes sont portées, reprises, en partie dénaturées. Le chapitre se concentre d’abord sur les structures d’opportunités politiques permettant d’expliquer que la question de l’égalité de fait soit prise en compte dans la politique fédérale (entre autres grève); une analyse contextuelle particulièrement intéressante, large et précise dans sa recherche des causes de ce succès. L’autrice s’arrête ensuite sur les différentes opinions concernant un projet de loi focalisé sur les inégalités liées au travail salarié avant de clore cette longue enquête sur la rencontre entre l’idée d’égalité et celle de rentabilité dans les années 1990. Cette appropriation d’idées féministes par la sphère économique aura le mérite d’accélérer la mise en place de certains outils nécessaires à rentabiliser les investissements faits sur les femmes (formation) comme les crèches, mais elle n’aura que celui-là, mettant notamment de côté d’autres propositions comme la redistribution des tâches ménagères. Ainsi, sur la fin de la période, le constat est sans appel. Après avoir réussi à imposer ses thématiques (égalité salariale et professionnelle) au cœur du champ féministe et influé sur le contenu du concept d’égalité ainsi que sur certaines lois en partie grâce à son institutionnalisation, le mouvement des femmes assiste à la marchandisation de ses idées, en guise d’un premier backlash annonciateur du 14 juin 2019.

Traitant d’un passé très récent et d’une actualité encore plus que vive, l’ouvrage de Kiani ne souffre que du défaut de sa principale qualité, sa richesse: face au foisonnement des informations et des thématiques, quelques repères chronologiques et une structure plus claire auraient parfois été bienvenus. Ce livre a l’immense mérite de s’attaquer à une période peu étudiée et à en rendre la complexité tout en étant, comme rarement, précieux pour la compréhension du présent. Les féministes d’aujourd’hui s’agaceront sans doute des lenteurs persistantes et d’une violence discrète de certains procédés de consultation du Conseil fédéral, mettant sans vergogne de côté des organisations jugées trop radicales. Elles seront sans doute émues de croiser, dans un livre d’histoire, des femmes infatigables, telle Maryelle Budry, qui arpentent aujourd’hui encore les manifestations, et de réaliser que la grève de juin 1991 a été aussi belle, joyeuse et contestataire que celle de juin 2019.

Zitierweise:
Piguet, Laure: Rezension zu: Kiani, Sarah: De la révolution féministe à la Constitution. Mouvement des femmes et égalité des sexes en Suisse (1975–1995), Lausanne 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 71 (3), 2021, S. 579-581. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00093>.

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